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31 octobre 2022 1 31 /10 /octobre /2022 15:16
Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

Après être restée à un faible niveau pendant près de quatre décennies, l’inflation a fortement augmenté aux Etats-Unis, comme dans bien d’autres pays, dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Le taux d’inflation américain était de 1,3 % fin 2020 ; il s’élevait à 8,2 % en septembre dernier.

GRAPHIQUE 1  Variation de l’indice des prix à la consommation aux Etats-Unis (en %)

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

L’inflation n’a véritablement commencé à augmenter qu’au début de l’année 2021. L’administration Biden adoptait alors un vaste plan de relance budgétaire, ce qui amena certains à redouter que l’économie américaine se retrouve en surchauffe [Summers, 2021 ; Blanchard, 2021]. La majorité des économistes considéraient toutefois initialement que cette hausse de l’inflation serait temporaire [Ball et alii, 2021 ; Gopinath, 2021]. Ce scénario apparaissant de moins en moins probable à mesure que la hausse persistait et que sa composante sous-jacente augmentait, la Réserve fédérale a fini par entamer, comme bien d’autres banques centrales, un cycle de resserrement monétaire. Ses responsables ont encore récemment évoqué un scénario d’« atterrissage en douceur » (soft landing) pour l’économie américaine : ils estiment qu’ils peuvent fortement rapprocher le taux d’inflation de sa cible, en l’occurrence les 2 %, sans accroître significativement le taux de chômage. Pour certains, en premier lieu Larry Summers, une telle désinflation est impossible sans une hausse bien plus élevée du taux de chômage [Domash et Summers, 2022a ; Blanchard, 2022 ; Domash et Summers, 2022b ; Blanchard et alii, 2022].

Laurence Ball, Daniel Leigh et Prachi Mishra (2022) ont étudié la hausse de l’inflation observée aux Etats-Unis depuis 2020. Ils ont décomposé l’inflation en deux composantes, d’une part, l’inflation sous-jacente et, d’autre part, l’inflation résiduelle, cette dernière fluctuant sous l’effet de chocs. Traditionnellement, l’inflation sous-jacente est mesurée en excluant de l’inflation globale la variation des prix des produits alimentaires et de l’énergie ; Ball et ses coauteurs lui préfèrent le taux d’inflation médiane, un indicateur qui évacue les amples variations de prix de certains secteurs.

Ball et ses coauteurs ont tout d’abord étudié le comportement de l’inflation sous-jacente. Pour cela, ils ont mesuré les tensions sur le marché du travail avec le ratio postes vacants sur chômage. Ils constatent que les niveaux élevés que cet indicateur a atteint en 2021 et en 2022 peuvent expliquer une partie significative de la hausse de l’inflation sous-jacente, en particulier durant l’année 2022. Le reste de la hausse de l’inflation sous-jacente s’explique par une forte transmission des chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente. Plusieurs mécanismes peuvent en effet contribuer à cette transmission. Il y a par exemple l’ajustement des salaires, évoqué notamment par Olivier Blanchard (2022) : la hausse du coût de la vie amène les travailleurs à réclamer de plus fortes revalorisations salariales. Pour Blanchard, cet effet serait particulièrement fort pour d’amples hausses d’inflation, dans la mesure où celles-ci se révèlent saillantes. Un autre mécanisme pour tenir au fait que les hausses des prix concernent les produits utilisés dans la production. Dans les deux cas, les coûts de production augmentent et les entreprises risquent de répercuter cette hausse sur leurs prix de vente. 

Ces premiers résultats expliquent pourquoi beaucoup, notamment les auteurs eux-mêmes, ont initialement considéré que la hausse de l’inflation serait temporaire. D’une part, les économistes ont tendance à jauger les tensions sur le marché du travail en considérant le seul taux de chômage ; ce dernier a certes diminué suite à la récession pandémique, mais il n’est pas pour autant passé en-dessous des niveaux d’avant-crise, si bien que cet indicateur ne suggérait pas d’emballement de l’inflation. Le ratio postes vacants sur chômage a, par contre, fortement augmenté depuis 2021. D’autre part, les économistes ont également ignoré les mécanismes de transmission qui peuvent propager les chocs touchant l’inflation globale à l’inflation sous-jacente.

Après avoir étudié l’inflation sous-jacente, Ball et ses coauteurs se sont penchés sur les chocs qui ont contribué à la hausse de l’inflation globale, que ce soit directement ou indirectement via la transmission à l’inflation sous-jacente. Ils concluent que trois facteurs expliquent l’essentiel de cette composante de l’inflation : la hausse des prix de l’énergie, les perturbations des chaînes de valeur et une hausse des prix dans les activités relatives à l’automobile. 

Ball et ses coauteurs décomposent alors la hausse de 6,9 points de pourcentage du taux d’inflation observée entre la fin 2020 et septembre 2022. Ils concluent que l’intensification des tensions sur le marché du travail explique 2,0 points de pourcentage de cette hausse, le relèvement des anticipations d’inflation 0,5 point de pourcentage et la combinaison des effets directs et de transmission des chocs touchant l’inflation globale 4,6 points de pourcentage.

Dans quelle mesure la relance budgétaire adoptée par l’administration Biden a contribué à cette hausse ? C’est bien celle-ci qui avait initialement amené Summers (2021) et Blanchard (2021) à craindre un emballement de l’inflation. Regis Barnichon et alii (2021) estimaient que celle-ci était effectivement susceptible d’alimenter l’inflation en contribuant à accroître le ratio postes vacants sur chômage, tandis qu’Oscar Jordà et alii (2022) ont conclu qu’elle contribue à expliquer pourquoi l’inflation a initialement augmenté plus vite aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Pour leur part, Ball et ses coauteurs estiment qu’elle expliquerait 40 % de la hausse de la hausse de l’inflation sous-jacente et un quart de la hausse de l’inflation globale qui ont été observées entre fin 2020 et septembre 2022. Il s’agit selon eux d’une estimation basse, dans la mesure où ils n’ont pris en compte que les effets de la relance budgétaire sur le ratio emplois vacants sur chômage. 

Enfin, Ball et ses coauteurs se sont tournés vers l’avenir en simulant la trajectoire future de l’inflation pour différentes trajectoires du taux de chômage. Selon les prévisions des responsables de la Réserve fédérale, le taux de chômage américain n’augmentera que légèrement, en atteignant 4,4 %. Ball et alii estiment que cette trajectoire du chômage ne ramènerait l’inflation à proximité de la cible de la Fed que si plusieurs hypothèses, concernant les anticipations d’inflation et la courbe de Beveridge, c’est-à-dire la relation entre taux de postes vacants et chômage, se vérifiaient ; si celles-ci se révélaient trop optimistes, le taux d’inflation devrait rester bien au-dessus des 2 %, à moins que le taux de chômage n’augmente davantage que ne le prévoit la Fed.

GRAPHIQUE 2  Courbe de Beveridge aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Il est malheureusement à craindre que ces hypothèses soient excessivement optimistes. Tout d'abord, comme le soulignent Blanchard et alii (2022), la courbe de Beveridge s’est éloignée de l’origine depuis la pandémie : elle était stable entre 2001 et 2009, puis elle s’est légèrement déplacée vers l’extérieur avec la crise financière avant de se stabiliser jusqu’à mars 2020 ; elle s’est davantage éloignée de l’origine dans le sillage de la pandémie (cf. graphique 2). Ainsi, ces derniers trimestres, les taux de chômage ont été proches de ceux observés avant la pandémie, mais ils sont désormais associés à des taux de postes vacants bien plus élevés. Reste à savoir si ce déplacement de la courbe de Beveridge est permanent ou non, d’où l’importance de comprendre ses causes. Pour Blanchard et ses coauteurs, il pourrait s’expliquer par la réallocation des travailleurs entre les entreprises ; Briggs (2022) évoque de son côté une moindre appétence des chômeurs à chercher un emploi. Il est possible que les phénomènes en cause, quels qu’ils soient, s’inversent, et ce aussi rapidement qu'ils soient apparus. Mais Blanchard et alii se montrent pessimistes : il n’y a jamais eu par le passé d’épisodes au cours desquels le taux de postes vacants ait significativement diminué sans que le taux de chômage ait fortement augmenté. 

GRAPHIQUE 3  Anticipations d'inflation à long terme aux Etats-Unis

Comment peut-on expliquer la hausse de l’inflation américaine depuis la pandémie ?

source : Ball et alii (2022)

Quant aux anticipations d’inflation, elles sont certes restées ancrées à un niveau faible et stable au cours de la pandémie et des premiers temps de la reprise, mais elles semblent être régulièrement révisées à la hausse depuis le début de l’année 2022. C’est notamment ce qu'indique le taux d’inflation anticipée à dix ans tiré de l’enquête menée auprès des prévisionnistes professionnels (Survey of Professional Forecasters) : celui-ci est passé de 2,2 % à 2,8 % entre le quatrième trimestre 2019 et le troisième trimestre 2022, revenant à des niveaux qui n’avaient plus été enregistrés depuis la fin des années 1990 (cf. graphique 3). Reste à savoir si les actions de la Réserve fédérale suffiront à contenir les anticipations d’inflation ou si ces dernières amorcent un véritable désancrage.

Aussi bien le déplacement de la courbe de Beveridge que la révision à la hausse des anticipations d’inflation augmentent le coût en emplois de la désinflation. En définitive, Ball et ses coauteurs rejoignent Blanchard et Summers en estimant que Fed aurait à freiner davantage l’activité économique si elle désire vraiment ramener l’inflation à proximité de sa cible.

 

Références

BALL, Laurence, Gita GOPINATH, Daniel LEIGH, Prachi MISHRA & Antonio SPILIMBERGO (2021), « US inflation: Set for take-off? », VoxEU.org, 7 mai.

BALL, Laurence, Daniel LEIGH & Prachi MISHRA (2022), « Understanding U.S. inflation during the COVID era », NBER, working paper, n° 30613, octobre.

BARNICHON, Regis, Luiz E. OLIVEIRA & Adam H. SHAPIRO (2021), « Is the American Rescue Plan taking us back to the ’60s? », FRBSF Economic Letter, n° 2021-27, octobre.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economics (blog), 18 février.

BLANCHARD, Olivier (2022), « Why I worry about inflation, interest rates, and unemployment », in PIIE, Realtime Economics (blog), 14 mars.

BLANCHARD, Olivier, Alex DOMASH & Lawrence H. SUMMERS (2022), « Bad news for the Fed from the Beveridge space », PIIE, policy brief, n° 22-7, juillet.

BRIGGS, Joseph (2022), « The Beveridge curve debate: Has match efficiency really declined? », Goldman Sachs, 7 août. 

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022a), « How tight are U.S. labor markets? », NBER, working paper, n° 29739, février.

DOMASH, Alex, & Lawrence H. SUMMERS (2022b), « A labor market view on the risks of a U.S. hard landing », NBER, working paper, n° 29910, avril.

GOPINATH, Gita (2022), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », FMI, 19 février.

JORDÀ, Òscar, Celeste LIU, Fernanda NECHIO & Fabián RIVERA-REYES (2022), « Why Is U.S. Inflation higher than in other countries? », FRBSF Economic Letter, n° 2022-07, mars.

SUMMERS, Lawrence H. (2021), « The Biden stimulus is admirably ambitious. But it brings some big risks, too », in Washington Post, 4 février.

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